Les visages sombres de la finance : la délinquance économique en quête de réhabilitation
Par Audrey Van Strydonck
Avocate criminaliste chez Riendeau Avocats
Dans un monde où les infractions financières et les actes de délinquance économique sont de plus en plus répandus, la notion de
« délinquant à col blanc », popularisée par Edwin H. Sutherland en 19391, continue d’évoquer ces figures élégantes du monde des affaires qui jonglent habilement avec l’éthique pour leur profit personnel. Aujourd’hui, cette notion s’étend bien au-delà, englobant une gamme d’infractions, incluant la fraude financière, le détournement de fonds, le délit d’initié, le blanchiment d’argent, la cybercriminalité2, lesquelles ont en commun le fait qu’elles ont été perpétrées par des individus aisés, qui manipulent les chiffres à leur avantage.
Dans son livre « Why They Do It »3, Eugene Soltes, professeur émérite du Harvard Business School, se plonge dans l’esprit trouble des fraudeurs financiers. Il y explore les méandres mentaux de ceux qui justifient leurs actes par un opportunisme sans scrupules. Tout comme Sutherland avant lui, Soltes souligne que ces contrevenants, autrefois vus comme des maîtres du jeu, ont maintenant perdu leur aura, la société ne tolérant plus leurs écarts de conduite. Soltes avance que les théories académiques jusqu’ici proposées sur la criminalité en col blanc n’offrent pas une vision exhaustive de pourquoi de nombreux individus en apparence prospères franchissent la frontière morale. Il affirme que les criminels en col blanc ne sont pas uniquement motivés par une cupidité excessive ou une arrogance démesurée, et qu’ils ne mènent pas une analyse coût/bénéfice calculée avant de violer délibérément la loi. Soltes soutient plutôt que les individus qu’il a étudiés et qui ont commis des crimes l’ont fait sur la base de leur intuition et de leur instinct.
Certains économistes sont plutôt d’avis que lorsqu’ils prennent la décision de commettre des crimes, du moins dans une certaine mesure, les délinquants évaluent les coûts et les bénéfices relatifs à leur comportement4. Cette croyance suggère que, pour prévenir les crimes en col blanc, le législateur devrait s’assurer que la punition anticipée soit suffisamment élevée pour dépasser le bénéfice attendu. Comme les délinquants en col blanc disposent souvent de ressources importantes, des amendes à grande échelle assorties d’incarcération ont été considérées comme le moyen de dissuasion optimal5. Néanmoins, la perspective économique sur les amendes et l’incarcération suppose que les deux dissuadent suffisamment les comportements criminels; or, cette présomption repose sur très peu de preuves empiriques6.
Au cours des dernières années, les nombreux scandales financiers retentissants tels qu’Enron, WorldCom ou Madoff ont ébranlé les piliers de la finance mondiale, révélant les côtés sombres derrière le glamour des quartiers financiers des grandes métropoles. Ces affaires ont mis en lumière les rouages complexes de la tromperie financière et ont sapé la confiance du public envers les institutions financières et les grandes entreprises. Elles ont également brossé un portrait saisissant de l’avidité et du manque de moralité qui peuvent parfois se cacher derrière les visages de la haute finance.
Au Québec, cette même réalité ne nous est pas étrangère. Le scandale des commandites a révélé des irrégularités significatives dans les affaires gouvernementales, tandis que la fraude au Marché central métropolitain de Montréal a mis en lumière les défis du secteur de l’immobilier commercial. Plus récemment, le scandale Norbourg a démontré comment une société de gestion de fonds peut trahir la confiance de ses clients, entraînant ainsi des pertes financières considérables.
Face à ces crises, la réaction législative a été rapide et brutale, avec des peines d’incarcération et des amendes considérablement renforcées pour les délinquants économiques7. Cette réaction découle souvent de cette même théorie du coût/bénéfice, où l’alourdissement des peines est perçu comme un moyen de dissuasion en augmentant les risques et les coûts associés à la commission de crimes financiers. Cependant, cette approche, développée sous la pression médiatique et l’indignation publique, présente des lacunes importantes. D’une part, elle ignore souvent les nuances dans les profils des délinquants, risquant d’assimiler tous les fraudeurs à des criminels conventionnels. D’autre part, cette réaction néglige les racines structurelles et culturelles qui favorisent ces comportements déviants dans les milieux financiers.
Au cœur des débats sur les crimes économiques se trouve la perception publique souvent minimisée de leur gravité. Cette attitude, qui relègue ces délits au second plan, envoie un message pernicieux aux délinquants potentiels : leurs actions ne sont pas si graves8. Pourtant, rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Les conséquences des crimes économiques s’étendent bien au-delà des chiffres et des transactions financières, sapant les fondements mêmes de la confiance dans les institutions et minant la sécurité financière des contribuables, notamment par une hausse des prix des biens, des primes d’assurance ainsi que des impôts9.
Une approche alternative, plus efficace, consisterait à comprendre les profils des délinquants économiques et à élaborer des mesures préventives et réhabilitatives adaptées à leurs caractéristiques spécifiques. En investissant dans des programmes de réadaptation spécifiquement conçus pour traiter les aspects problématiques de leur personnalité, nous pouvons espérer réduire les récidives et favoriser leur réintégration réussie dans la société. Cependant, il est crucial de reconnaître que les fraudeurs économiques présentent souvent un risque élevé de récidive10. Leur propension à prendre des risques, combinée à leur tendance narcissique et à leur manque d’empathie pour leurs victimes11, peut les pousser à répéter leurs comportements criminels, même
après avoir été condamnés sévèrement. Par conséquent, la prévention de la récidive devrait être une composante essentielle de tout programme de réhabilitation pour les délinquants économiques.
En tant qu’avocate de la défense se bâtissant une clientèle majoritairement orientée vers les infractions d’ordre économique, mon mandat ne se limite pas à obtenir une peine des plus clémentes en fonction de circonstances données. Mon objectif est également de veiller à ce que la peine négociée et ultimement prononcée offre un potentiel effectif de réhabilitation, tout en étant adaptée aux besoins et aux circonstances spécifiques des délinquants économiques. Je m’attache ainsi à agir en accord avec l’article 718 du Code criminel, qui énonce les principes de détermination de la peine, en garantissant que la justice soit équitable et que les sanctions contribuent réellement à la réintégration sociale des individus tout en préservant les intérêts de la société.
Une approche punitive ne fait souvent qu’exacerber les problèmes sous-jacents sans résoudre les causes profondes des comportements criminels. Au contraire, en adoptant une approche axée sur la réhabilitation et la réintégration, nous pouvons aspirer à un système de justice plus équilibré et plus efficace, tout en préservant les intérêts des victimes et de la société dans son ensemble. C’est dans cet esprit que je m’engage à poursuivre ma mission de défense des droits et de promotion de la justice.
1 E.H. SUTHERLAND, White Collar Crime, the Uncut Version (1983)
2 Guy COURNOYER et Josée MAILHOT, Code criminel annoté 2024, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2023, art 380. VOIR ÉGALEMENT: Alan D. GOLD, Halsbury’s Laws of Canada, Réédition de 2020, Criminal Offences and Defences, “Property Offences: Fraud and False Pretences: Fraud” (XI.6.(1)) à HCR-363
3E. SOLTES, Why They Do It: Inside the Mind of the White-Collar Criminal (2016)
4G. S. Becker, Crime and Punishment: An Economic Approach, 76:2 J. POL. ECON. 169, p. 207–208 (1968); T. J. MICELI,
The Economic Approach to Law, p.288-290 (2004)
5B. L . CAMPBELL, The Economy of the Debtors’ Prison Model: Why Throwing Deadbeats into Debtors’ Prison is a Good Idea, 32:3 ARIZ. J. INTL. & COMP. L. 849, p. 852 (2015); T. J. MICELI, précité note 4, p. 293– 295
6Michelle DE HAAS, « Punishing White-Collar Crime in Canada: Issues with the Economic Model of Crime and Punishment », (2021) 59:1 Alberta Law Review, CanLIIDocs 2389, p. 202 (PDF), consulté le 22 février 2024
7 E. SOLTES, précité note 3, p. 37 à 41.
8 Sophie GAGNON, « L’évaluation de la structure de personnalité d’un échantillon de fraudeurs québécois », dans S.F.P.B.Q., vol 369, Développements récents en droit criminel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 6, à la p. 9
9 P. HEALY & G. SERAFEIM, « Who Pays for White-Collar Crime? » 16:148 HARVARD BUSINESS SCHOOL
WORKING PAPER p. 2 (PDF), consulté le 21 février 2014, en ligne: <www.hbs.edu/ris/Publication%20Files/16- 148_fdda8213-730c-4929-bf3b-bf077666c1a3.pdf>
10 J. M. IVANCEVICH & al., « Deterring White-Collar Crime » 17:2 ACAD. MANAGE. EXEC. J. 114, p. 118 (2003)
11 S. GAGNON, précité. note 8, p. 19 CITANT: R. D. HARE, Without Conscience : the Disturbing World of the Psychopaths Among Us, (1999) et R. D. HARE, The Hare Psychopathy Checklist : Revised, Toronto, Ontario, MultiHealth Systems Inc., 1991