La réfutation de l’adage « qui a fraudé fraudera » et l’importance des règles de preuve en matière de propension
Par Me Audrey Van Strydonck
Avocate criminaliste chez Riendeau Avocats
Dans l’opinion publique persiste largement la croyance en vertu de laquelle celui « qui a fraudé fraudera »1. Ce raisonnement s’appuie sur une tendance intrinsèquement humaine à évaluer les actions d’un individu en fonction de son caractère2 et de sa réputation. Cette inclination naturelle à extrapoler les comportements passés d’autrui afin d’en prédire les comportements futurs est profondément enracinée dans notre psyché et s’avère précieuse pour naviguer les interactions sociales du quotidien. Néanmoins, si une telle réflexion peut sembler parfaitement inoffensive lorsqu’il s’agit de simples discussions entre voisins ou collègues, elle prend une tout autre ampleur lorsque ces mêmes individus se retrouvent à devoir prendre une décision en tant que membre d’un jury en salle de cour3.
Ainsi, dans le cadre d’un procès criminel, où la présomption d’innocence demeure l’un des piliers fondamentaux, l’introduction en preuve d’une conduite répréhensible antérieure de l’accusé est en principe prohibée, en raison des risques qui y sont directement associés4. En effet, les conséquences
préjudiciables liées à l’admission de tels éléments de preuve l’emportent généralement sur leur très faible, voire inexistante valeur probante5 à l’égard du dossier en cause. Parmi ces risques, on compte notamment la possibilité pour le juge de faits de tirer des inférences à l’effet que l’accusé soit une
« mauvaise » personne et donc vraisemblablement coupable de l’infraction qui lui est reprochée, ce qui pourrait ainsi largement influencer le verdict6. Ce risque s’avère par ailleurs exacerbé dans un contexte d’actes associés à la fraude, la tromperie ou la tricherie, où la malhonnêteté et le manque d’intégrité dont fait preuve l’accusé s’avèrent pertinents pour apprécier la crédibilité de celui-ci7. Également, il existe un risque notable que le juge de faits, c’est-à-dire un juge siégeant seul ou à plus forte raison, le jury, le cas échéant, confonde les faits antérieurs avec ceux de l’affaire en cours, ce qui pourrait également biaiser sa décision quant à la culpabilité8. À nouveau, ce risque est particulièrement présent en matière de procès pour crime économique, généralement caractérisé par leur complexité et l’importance du volume de la preuve.
Dans cet fragile équilibre entre présomption d’innocence et quête de justice, la notion de preuve de propension et plus particulièrement, les règles qui la régissent prennent donc une envergure cruciale. En effet, celles-ci définissent les circonstances dans lesquelles les actes passés d’un individu peuvent être admis à titre d’élément de preuve dans un procès criminel.
Qu’est-ce qu’est donc une preuve de propension? On nomme « preuve de propension » celle qui vise à établir que l’accusé a commis une infraction non visée par l’accusation à laquelle il fait face ou qu’il a adopté un comportement qui, de l’avis du juge de faits, serait désapprouvé par une personne raisonnable9. Les actes n’ont pas à être criminels10; il peut s’agir d’une conduite déshonorante ou indigne11, antérieure ou postérieure aux faits sur lesquels portent les accusations12.
L’objectif d’une preuve de propension est relativement simple : établir, en raison d’éléments extrinsèques à la cause, que l’accusé possède une disposition générale envers le crime et qui permet ainsi de conclure qu’il est plus susceptible d’avoir commis l’infraction reprochée13.
Une preuve de propension est donc en principe inadmissible14, puisque ses effets préjudiciables prévalent généralement largement sa valeur probante15, c’est-à-dire sa pertinence par rapport à l’infraction. On cherche ainsi à prévenir un verdict injustifié, basée sur une inférence de culpabilité d’après une prédisposition ou propension générale pour le crime que l’on attribuerait à l’accusé16. En d’autres termes, « ce qui est interdit, c’est le raisonnement fondé sur la propension qui ne repose que sur la mauvaise moralité générale de l’accusé, qui ressort de cette preuve de conduite déshonorante [nos italiques] »17. Toutefois, une preuve de propension peut exceptionnellement être admise lorsque ce raisonnement interdit peut être évité18.
À cet égard, il existe plusieurs exceptions reconnues en droit criminel canadien au principe d’inadmissibilité de la preuve de propension19, dont notamment la preuve de faits similaires20. Essentiellement, on parlera de preuve de faits similaires lorsque les actes de l’accusé et les circonstances de l’infraction qui lui est aujourd’hui reprochée présentent une similitude suffisante afin de permettre d’inférer qu’il est l’auteur probable de celle-ci. Pour reprendre les termes de la Cour suprême, on parle ici d’une « façon très individualisée [de commettre les actes autres que l’infraction, laquelle équivaut] à une preuve que l’accusé a laissé sa carte de visite »21. Sur le plan des principes, la preuve de faits similaires ne tend donc pas à établir que l’accusé est propice au crime en raison de certaines actions répréhensibles, mais plutôt à démontrer une propension relative à une infraction donnée, laquelle doit être intimement liée auxdites actions22.
En ce sens, la preuve de faits similaires demeure une preuve de propension, que l’on dira plus ciblée et donc admissible dans la mesure où sa valeur probante, laquelle repose sur l’improbabilité d’une coïncidence, l’emporte sur son effet préjudiciable23.
La décision Dinzey24 fournit un exemple éclairant permettant de mieux comprendre les ramifications juridiques de la preuve de propension et de faits similaires. Dans ce dossier, les accusations portées contre l’accusé, notamment pour fraude, trafic de biens criminellement obtenus, utilisation frauduleuse
de cartes de crédit et de pièce d’identité, concernaient des transactions avec trois commerces, relativement à divers véhicules et équipements mécaniques25. Ceux-ci avaient été achetés avec des numéros de cartes de crédit déclarées perdues ou volées, puis livrés et embarqués sur des conteneurs à destination de la République démocratique du Congo26.
Dans ce dossier, la défense contestait la preuve d’identification, celle-ci étant notamment fondée sur une preuve de faits similaires, antérieurs et postérieurs aux faits de la cause27. D’abord, la preuve de faits similaires antérieurs concernait des infractions pour lesquelles M. Dinzey avait plaidé coupable en 201328. Lesdites infractions étaient caractérisées par l’utilisation frauduleuse de cartes de crédit perdues ou volées émises aux noms de tierces personnes, afin d’effectuer des transactions et l’envoi de véhicules, de pièces de véhicule et de machinerie au Congo29. Cette preuve était également appuyée par plusieurs éléments, notamment les aveux de l’accusé, les témoignages d’enquêteurs et de témoins, ainsi que des documents saisis chez l’accusé. Dans un tel contexte, la poursuite invoquait que ces éléments contribuaient à établir un modus operandi spécifique au regard des infractions économiques antérieures et présentes30. Une telle preuve revêtait donc une force probante élevée, militant en faveur de son admissibilité à procès, puisqu’elle renforçait l’identification de l’accusé comme étant l’auteur des infractions actuellement en cause31.
Ensuite, la preuve de faits similaires postérieurs concernait des incidents survenus en 2018, qui présentaient un haut degré de similitude avec les infractions en cause32; achat frauduleux d’un moteur de camion sous un faux nom, en utilisant une carte de crédit perdue ou volée, lors d’une transaction réalisée exclusivement à distance, à l’issue de laquelle le moteur était envoyé vers l’Afrique par conteneur33. Le tout, survenu moins de trois ans après les faits en cause dans le présent dossier.
En pareilles circonstances, la cour tranchait le débat sur l’admissibilité de ces deux preuves de propension, en indiquant que les nombreuses similitudes entre les infractions antérieures, les infractions reprochées et les gestes postérieurs posés par M. Dinzey, de même que leur particularisme très significatif, établissent conjointement l’improbabilité objective qu’ils aient été commis par deux personnes différentes34.
La preuve de faits similaires a ainsi joué un rôle crucial au procès, en « apport [ant] un poids considérable à la preuve d’identification »35. La version de la défense selon laquelle une personne autre que M. Dinzey
aurait commis les infractions reprochées fut écartée sur la plupart des chefs, ce qui a ultimement mené à une déclaration de culpabilité sur presque tous les chefs36.
En définitive, l’affaire Dinzey offre une illustration éloquente de l’importance cruciale des règles de preuve pour contrer l’adage « qui a fraudé fraudera » au sein de notre système judiciaire. Cette affaire démontre de manière convaincante comment les règles strictes régissant l’admissibilité d’une preuve de propension peuvent être correctement appliquées.
En tant qu’avocate de la défense, je suis fermement convaincue que le respect rigoureux de ces règles est essentiel pour prévenir les jugements biaisés et assurer que les décisions judiciaires reposent sur des fondements solides plutôt que sur des généralisations hâtives. L’examen attentif des preuves de propension et le maintien de critères d’admissibilité stricts sont indispensables pour garantir l’équité et l’intégrité des procédures judiciaires. Ainsi, dans notre quête collective pour une justice équitable, l’affaire Dinzey souligne l’importance vitale de ces règles pour garantir que chaque individu soit jugé sur la base de preuves tangibles et non sur des présomptions injustifiées. En demeurant vigilants quant à l’application de ces règles, nous renforçons la confiance du public dans notre système judiciaire et préservons les droits fondamentaux de tous les justiciables.
1 R. c. Dinzey, 2019 QCCQ 4001, par. 28.
2 R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 744.
3 Une réflexion similaire est d’ailleurs abordée par le juge Binnie dans R c. Handy, 2002 CSC 56, par. 39.
4Id., par. 37 à 40.
5 R c. Morris, [1983] 2 R.C.S. 190, 203; repris dans R c. Arp [1998] 3 R.C.S. 339, par. 39; R c. Handy, précité note 3,
par. 31, 36, 72; R c. Shearing, 2002 CSC 58, par. 33.
6 R. c. D. (L.E.), [1989] 2 R.C.S. 111, pp. 127 et 128.
7 R c. Trudel, [1994] R.J.Q. 678, par. 21; voir également Gordon v. The United States, 383 F.2d 396 (1967).
8 R. c. D. (L.E.), précité note 6, pp. 127 et 128.
9 R c. J.W. (2022), 414 C.C.C. (3d) 235, 2022 ONCA 306, par. 15.
10 BÉLIVEAU-VAUCLAIR, Traité général de preuve et de procédure pénales 2023, 30e éd. Éditions Yvon Blais, par. 40.53.
11 R c. Handy, précité note 3, par. 53.
12 BÉLIVEAU-VAUCLAIR, Traité général de preuve et de procédures pénales 2018, 25e éd., Éditions Thémis, Éditions Yvon Blais, par. 649.
13 Trudel c. R., 2021 QCCA 1550, par. 40-47; Dejala c. R., 2021 QCCA 248, par. 137-138, demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême.
14 R. c. Crawford, [1995] 1 RCS 858, par. 27 : « Les règles d’exclusion fondées sur un principe d’équité envers l’accusé empêchent le ministère public de recourir à une preuve de propension, sauf s’il a mis sa moralité en cause. Cette exigence n’est pas requise concernant l’accusé qui peut présenter des éléments de preuve ou procéder à un contre interrogatoire concernant la propension d’un coaccusé à commettre l’infraction ».
15 CROSS, RUPERT, TAPPER & COLIN, Cross on Evidence, 6e éd., Londres, Butterworths, 1985, p. 311.
16 R c. Shearing, précité note 5, par. 65.
17 R c. Handy, précité note 3, par. 68
18 R c. Arp, précité note 5, par. 41; R c. Handy, précité note 3, par. 31; R. c. B. (C.R.), précité note 2, p. 734-735.
19 Pour les principaux exemples où la jurisprudence a reconnu des exceptions au principe d’exclusion d’une preuve de propension, voir R c. Charrette, 2024 QCCS 277, par. 33.
20 BÉLIVEAU-VAUCLAIR, Traité général de preuve et de procédure pénales 2023, précité note 10, par. 40.61.
21 R. c. B. (C.R.), précité note 2, p. 720.
22 R c. Charrette, précité note 19, par. 34, citant BÉLIVEAU-VAUCLAIR, Traité général de preuve et de procédure pénales 2023, par. 40.61.
23 R c. Trochym, 2007 CSC 6, par. 72; R. c. Shearing, précité note 5, par. 40; R c. Handy, précité note 3, par. 42, 47; R c. Arp,
précité note 5, par. 42; R c. B(C.R.), précité note 2, p. 735.
24 R. c. Dinzey, 2019 QCCQ 4001, décision sur l’admissibilité d’une preuve de comportement indigne et de faits similaires,
ci-après « R. c. Dinzey, décision sur l’admissibilité ».
25 Le recel d’un bien contrefait, visé par le onzième chef, portait quant à lui sur la possession d’un chèque contrefait.
26 R. c. Dinzey, 2020 QCCQ 1325, par. 2, ci-après « R. c. Dinzey, jugement ».
27 Id., par. 4.
28 R. c. Dinzey, décision sur l’admissibilité, par. 6, 25.
29 R. c. Dinzey, jugement, par. 20.
30 Id., par. 22.
31 Id., par 130.
32 Id.
33 Id.
34 R. c. Dinzey, décision sur l’admissibilité, par. 90-92.
35 R. c. Dinzey, jugement, par. 144.
36 En ce qui a trait au trafic de bien criminellement obtenu visé par le dixième chef, la génératrice n’avait pas été chargée sur le même conteneur que le tracteur et le RAV4. Ainsi, la preuve a été jugée insuffisante pour conclure que l’accusé avait fait le trafic de la génératrice. Quant au recel visé par le onzième chef, la poursuite n’a pas démontré hors de tout doute raisonnable que l’accusé se savait en possession d’un chèque contrefait, puisque celui-ci semblait à vue d’œil conforme. L’acquittement est prononcé sur ces deux derniers chefs.